Soudain, le brouillard s’abattut
comme un sac de patates,
en engloutissant la rue:
je ne voyais même plus mes savates.
Mais l’écriteau allumé d’un bistrot
éclipsa les mauvais présages
et je sentais comme si un phare
m’avait sauvé d’un naufrage.
J’y suis entré et sur le champ
je m’y trouvais tellement à l’aise…
Quelle tiédeur tout contre ma poitrine!
Quelle sensation de langueur!
Mais lorsque mes yeux se sont
habitués à la pénombre
ce que je vis me rendit
médusé et raide comme un balai.
Assis et détendus,
il y avait Quintin Cabrera
et Gato Pérez, accrochés
à une rumba milonguera.
Derrière le comptoir, la Vosss,
avec sa tête de pleine lune,
se jetait un whisky derrière la cravate
-ou deux ou trois.
Y’a des bistrots qui se réservent tellement le droit
d’entrée
qu’ils ne laissent pas pénétrer le froid,
ni la tristesse, ni l’anxiété.
Y’a des bistrots qui possèdent une surveillance
d’accès si parfaite
que la Mort, qui s’installe où bon lui semble,
n’y a même pas pris un seul café.
Les yeux fermés, Xesco Boix
chantait sous sa casquette
la complainte d’un roi boiteux
bouclé dans un cachot.
Tout près de lui, Esteve Fortuny
jouait “L’oucomballa”
lorsque soudain, pas trop loin,
un éclat de rire retentit.
Le grand Guillem d’Efak rigolait
en jouant aux échecs avec Ovidi.
En prenant une gorgée de Cognac
il flanqua son roi en prison.
Beau joueur, le valencien
gardait son sourire
tout en murmurant “C’est bon, ça va!
C’est moi le blanc mais je brois du noir”.
Miquel Porter dans un coin
bavardait avec Delfí Abella
de Freud, de Truffaut,
et revivaient l’Ovella
Negra, la Cova del Drac,
Brassens, Brel, la Dictature,
les Jutges d’avant Llach
et les crétins de la Censure.
Y’a des bistrots…
Escamilla et Laffitte
évoquaient Radioscope
avec Humet. Moi, bouche bée,
je tendais l’oreille quand, soudain,
a débarqué Carles Sabater,
qui s’appuyant sur le comptoir
me souffla: “On fait quoi?”
en me tendant une guitare.
Tout en pinçant un accord
je répondis: “Je voudrais rester
ici jusqu’à la mort.”
Il me sourit en me scrutant:
“À présent il faut que tu partes –dit-il-
cet endroit n’est pas pour toi encore.
Mais c’est sûr que je reverrai
un jour ta tête”.
Je me suis éloigné et plus jamais je n’ai pu
retrouver ni le bistrot ni la place:
ce n’est ni au nord, ni à l’est, ni au sud
ni à l’ouest de Barcelone.
Mais j’y reviendrai, je ne sais comment
pour y faire un long séjour,
et j’y retrouverai, avec mon nom,
une table réservée.
Y’a des bistrots…
NOTE: Les personnages nommés dans cette chanson sont des musiciens et chanteurs Catalans (ou enracinés en Catalogne) déjà disparus: Quintín Cabrera, Xavier Patrici “Gato” Pérez, Jordi Farràs (la Vosss del Trópico), Xesco Boix, Esteve Fortuny (guitariste de la Companyia Elèctrica Dharma), Ovidi Montllor, Guillem d’Efak (chanteur de Majorque, fils de Sénegalaise, d’où le comentaire d’Ovidi), Miquel Porter, Delfí Abella (Porter et Abella étaient deux membres fondateurs en 1961 du collectif “Els Setze Jutges” –“Les Seize Juges”- dont le dernier membre, en 1968, a été Lluís Llach), Salvador Escamilla, Dolors Laffitte, Joan Baptista Humet et Carles Sabater (du groupe Sau). L’Ovella Negra (La Brébis Noire) et La Cova del Drac (La Grotte du Dragon) sont deux salles où se produisaient souvent des chanteurs Catalans.