LA REINA DELS BLAUS (LA REINE DES BLEUS)

Texte et Musique: Miquel Pujadó

Quand tu étais petite, tu rêvais
tout en lisant des romans à l’eau de rose,
à ton destin d’épouse,
à l’amour qui ne fâne jamais.
Et ton Prince Charmant est venu
pour t’emporter dans son palais:
un fantastique entresol de Cornellà (1).

La grisaille bientôt
étouffa le conte de fées
-l’espoir, si tu ne fais pas gaffe,
la realité le pourrit.
Deçue, tu as continué ton train-train
te tirant comme tu pouvais de l’ennui
mais le pire n’était pas encore arrivé.

À l’aide d’un précaire
et triste boulot, et du cognac,
et de sa cervelle primaire,
ton prince ivrogne
à partir d’un certain moment
t’a offert les prémices
d’une sorte de caresses
trop contondantes.

Il t’a demandé pardon
et tu l’as pardonné
hésitant comme tant de fadasses
entre l’amour et la peur.
Mais bien avant d’un mois
les râclées ont recommencé.
Tu ne te souviens même pas pourquoi.

Les voisines ont entendu
pas mal de mensonges
qui expliquaient les blessures
sans dénoncer le bourreau.
Si tu as un oeil au beurre noir,
c’est que tu es tombée par terre.
Personne ne le croit, mais personne ne dit rien.

Tu as rendu visite à ta mère
pour pouvoir parler à quelqu’un,
et en voyant ton visage
elle t’a pris la main
en te disant: “Pour sauver ton manège
tu dois patienter.
Il vaut mieux vivre avec un démon
qu’un échec devant les gens.”

Maintenant ton mari est chômeur.
Il brait autant qu’un âne.
Il t’interdit de sortir de chez vous
et quand tu regardes le futur
tu ne vois que des gnons, de la douleur,
une prison
et ta tête qui se fracasse contre un mur.

Tu prends des coups quand il monte de la rue
si les légumes ne sont pas assez tendres,
si la putain de vendredi
ne l’a pas bien sucé.
Tu prends des coups si tu oses dire un mot,
pour rien et pour tout,
et la nuit tu ouvres les jambes et lui laisses faire.

Parfois en faisant la lessive
tu te surprends en chantonnant
pleureuse une mélodie
de ton enfance.
Bessie Smith était la reine
du vieux blues et, maintenant que tu y penses,
tu n’as eu beaucoup de mal
pour devenir la reine des bleus.

Resignée, tu es incapable
de trouver une autre issue
que celle qui nous offre la vie
quand elle fond comme la glace.
Alors, jusqu’à ce que la mort
t’autorise à quitter le port
tu ne seras qu’un punching ball et une bête de somme.

Tu as peur de quitter cet appartement,
de traverser la porte.
Tu crains de n’être jamais assez forte
pour tenter d’être heureuse.
Le vrai monde n’est pas loin,
tu peux le sentir mais il glisse entre tes doigts:
de l’Enfer on ne voit pas bien le Paradis.

Si tu le quittais, tu ne savrais pas
où aller et puis… combien de jours
s’écouleraient avant qu’il ne te retrouve?
La Justice ne te protège pas,
d’autres femmes y ont cru
qui sont peut être livres maintenant
mais dans un cercueil.

Au monde il y a beaucoup de navires
avec les voiles degonflées,
malvendus et amarrés
pour un tragique coup de dés.
Sovint, ils regardent l’horizon
en imaginant la chanson
qui leur fera oblier un jour le blues des bleus.

(1) Cornellà: Ville de la banlieue industrielle de
Barcelone.

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