DE FEU ET DE VELOURS

Pour libérer la pensée,
pour lui faire chevaucher le vent
et rire des frontières.
Pour fertiliser avec chaque vers
porté par le mistral ou l’aquilon
un nouvel univers possible.
Pour partager la solitude
et apprendre à dresser les boucliers
quand arrivent des temps barbares.
Pour murmurer ou crier,
allumer des feux la nuit
et arracher le cœur de l’oubli.
Pour vivre ici et maintenant
et aussi demain matin
et au quarante-quatrième siècle.
Pour, s’il le faut, perdre le nord,
et s’éloigner du port
en faisant un pied de nez à la mort …
De feu et de velours
je veux les mots.
De feu et velours
je veux les chansons.
De feu et velours,
la mélodie qui s’envole.
De feu et velours,
la voix qui répand la joie et le deuil.
Pour mordre, caresser,
et, si nécessaire, polliniser
les mots qui dorment dans les livres.
Pour garder vivant le désir
et, là où il y a de la cendre, la chaleur
d’une cicatrice brûlante.
Pour que l’horreur se taise,
pour donner des images à l’aveugle
et de l’arsenic aux certitudes.
Pour inventer une nouvelle couleur
et planter une graine
qui ne germe pas avec la peur.
Pour tenir tes mains
et t’accompagner quelques instants
ou peut-être toute une vie.
Pour, sans quitter le lit,
voyager dans un train de nuit
qui vous emmène à l’infini.
De feu et de velours
je veux les mots.
De feu et velours
je veux les chansons.
De feu et velours,
la mélodie qui s’envole.
De feu et velours,
la voix forgée dans le creuset.
Pour éclabousser de feu le gris
des prisons, et apporter un sourire
à ceux qui subissent l’exil.
Pour la tendresse, le combat,
la danse, et aussi l’explosion
violente de l’inattendu.
Pour offrir le loup à l’agneau.
Pour que ne soient jamais effacés
les rêves de l’enfance.
Pour jouer le hasard aux dés,
trouver une mer dans le désert
et illuminer comme un phare.
Pour rendre les géants petits
et essayer de mettre des grains
de sable dans certains engrenages,
Pour que l’imagination
ne doive jamais s’excuser
devant le pouvoir ou la raison.
De feu et de velours
je veux les mots.
De feu et velours
je veux les chansons.
De feu et velours,
la mélodie qui s’envole.
De feu et velours,
la voix qui enivre comme l’alcool.
(Si un poète est assez rusé
pour mélanger le feu et le velours,
pour un musicien c’est un jeu
d’extraire le velours du feu)

C’EST FACILE DE SE DIRE ANARCHISTE

À Éric Frasiak et Alessio Lega
L’anarchie n’est pas le chaos,
c’est l’ordre moins le pouvoir.
Ce n’est pas avaler des crapauds
comme celui qui boit du café.
Ce n’est pas la bombe, le pistolet
ni la haine, fille de l’amertume,
c’est l’école de la liberté.
Ce n’est pas faire n’importe quoi
mais tu sais que tu dois faire
quand tu es le seul qui te commande
et met des panneaux de signalisation dans ta rue;
et marcher dans des temps turbulents,
sans jamais perdre de vue
qu’il est facile de se dire anarchiste
mais l’être ne l’est pas du tout.
L’anarchie ce n’est pas se prosterner
devant des dieux, devant des seigneurs ;
c’est abattre ta carte
sans craindre les dents du chien.
Mais ce n’est pas brüler le feu rouge :
celui qui passe au vert mérite le respect,
qu’il soit jeune ou vieux.
Il n’y a pas de conventions sacrées,
elles sont arbitraires et futiles,
mais il faut dire que parfois
elles peuvent être utiles
pour cohabiter avec tes voisins,
et je ne veux pas être moraliste,
mais, si c’est facile de se dire anarchiste,
l’être demande un grand effort.
L’anarchie est faire face
à l’absurdité de l’existence
en sachant que rien ne te protège,
c’est accepter l’obsolescence
et ne pas conjuguer pas le verbe « croire »
avec «je» comme sujet
pendant ton voyage.
L’anarchie implique l’angoisse
quand tu montes sur scène,
ne pas trouver la vie bancale
sans un ami imaginaire,
et vivre ici et maintenant
en te sachant un touriste éphémère.
C’est facile de se dire anarchiste
mais pour l’être, il faut souffrir.
L’anarchie est une utopie
qu’on monte une marche après l’autre,
une étincelle de folie
qui assaisonne la raison.
C’est l’amour, l’humour et le doute,
la révolte et la tendresse,
un éclair de lucidité.
L’anarchie, c’est le vertige
de sauter les frontières, sans
renoncer à ton origine
ni aux mots que tu portes dans ton sac,
et regarder comme s’allonge le nez
de plus d’un colonialiste
qui veut se dire anarchiste
mais qui est incapable de l’être.
L’anarchie c’est essayer
de s’améliorer un peu chaque jour,
et, surtout, ne pas imposer
ton choix aux autres.
Personne n’en a la recette,
chacun se la fait sur mesure
tout en effeuillant la marguerite.
Ça, c’est mon anarchie,
et si tu n’y es pas d’accord,
c’est très bien: ce n’est pas drôle
que tout le monde finisse dans le même port.
De toute façon, il faut y aller à pied,
car aucune autoroute n’y mène.
C’est facile de se dire anarchiste
mais pour l’être il faut payer le prix.

DES SOUVENIRS DIVERGENTS

– Je l’ai rencontrée à une soirée
très classe, un soir d’été,
une grande fête sophistiquée
où j’exhibais mes attraits.
Je l’ai séduite avec une conversation
pleine d’esprit et d’humour élégant
sur Aristote, l’empire perse,
les Monty Python, Tintin et le Tirant (*).
– C’ést à la Festa Major de Gràcia (**)
que j’ai rencontré ce type.
Il dansait comme une poule,
il sentait le mauvais whisky,
et il s’est avéré plus que pathétique
son effort pour faire de l’esprit.
Soyons honnêtes : il était inesthétique,
plutôt vieux, et un sacré chaud lapin.
– On s’est laissé emporter par la danse,
tout en oubliant le lendemain,
et entre une valse et un frisson,
nos lèvres se sont rencontrées.
– Quand il m’a embrassée,
c’était comme embrasser un crapaud,
mais j’avais fumé pas mal d’herbe
et je me suis dit : ‘Allez ! Baiser, c’est toujours ça de gagné»
– Je l’ai emmenée dans un hôtel très sélect
de la zone haute, un endroit exquis.
– En fait, c’était une auberge infecte,
«La punaise joyeuse» ou «Le pou guilleret».
– Et, comment je voulais lui montrer
mon style, mon pedigree,
j’ai commandé du champagne et des huîtres.
– Des sandwichs et une bouteille de pinard!
– je l’ai déshabillée délicatement
en caressant chaque morceau de peau
avec des doigts savants, pleins de tendresse,
comme celui qui caresse un oiseau fragile.
– D’une foulée, avec traîtrise,
il a déchiré ma culotte, messieurs !
Mais il a eu besoin d’une leçon
pour déboutonner mon soutif.
– Voluptueuse et enthousiaste,
elle est montée au septième ciel.
Et elle a hurlé en plein orgasme
à réveiller tout l’hôtel.
– Je ne suis pas arrivée au septième ciel.
Je n’avais pas passé de l’entresol
quand j’ai crié parce que ce con
s’était trompé de trou!
– Je lui ai montré que l’expérience
rend un amant meilleur avec l’âge.
– Et j’ai dû avoir une patience d’ange
car il avait le moteur rouillé.
– Ça a été Sodome et Gomorrhe!
Quelle passion! Comme nous nous sommes aimés!
– Il a dechargé en moins de vingt secondes
et puis il n’a plus bandé!
– Le temps a passé et l’aube est arrivée.
Il est arrivé aussi le moment de se dire au revoir.
Elle pleurait de désespoir…
Je suis un Don Juan, mais j’étais désolé.
– Enfin, enfin il a fait jour!
J’ai vu que les rues étaient installées
et j’ai pleuré, mais de joie,
en pensant : «Enfin! Je ne le reverrai plus!»
– Si le ciel est bleu, si l’herbe est si verte,
notre amour était d’or et d’argent.
– Plutôt de la couleur de la merde,
d’un chat dans la nuit, d’un gris déprimant.
– Le souvenir s’enracine en moi comme l’acacia.
– Je veux m’en débarrasser, mais je n’y parviens pas.
– Et pour ma joie…
– Et pour mon malheur…
– Ce fût une nuit
– que je n’oublierai pas.
(*) Tirant lo Blanc: grand roman chevaleresque du XVème siécle.
(**) Fête anuelle, très populaire, de l’ancienne ville de Gràcia, aujourd’hui un quartier de
Barcelone.

UN ROI D’OCCASION

Aux Encants (*), il y a quelque temps
j’ai trouvé un roi d’occasion,
avec la couronne cabossée
et avec les bas tombés sur la cheville,
un résidu un peu ruiné
qui venait d’un autre temps.
Le vendeur m’a tout raconté:
lors du XXIème siècle,
quand la monarchie a disparu,
quelqu’un a pensé
à congeler ce con
comme s’il s’agissait d’un merlan.
Je l’ai ramené à la maison
quand elle l’a vu entrer
Sílvia m’a crié: «Pauvre sot,
on t’a encore trompé!
Tu achètes toujours des cochonneries!
Tu n’en fais qu’à ta tête!
Est-ce que tu peux me dire, Maties,
à quoi ça sert, un roi?
Inutile de dire qu’elle avait raison:
il ne savait pas faire la vaisselle
ni la lessive
ni faire cuire deux œufs.
Il passait toute la journée
à se gratter ses couilles royales.
Ces gars au sang bleu
sont des bons à rien!
Mais la nuit, cette fripouille
semblait s’animer,
il prenait une guitare
et chantait avec émoi
ces vers mal foutus
qui évoquaient des temps révolus:
« Mon père fréquentait des putains
et chassait les éléphants.
Entre un tango et un boléro
il savait se graisser la patte,
et puis il dansait la valse
dans les paradis fiscaux.
La famille, quelle bande!
Des voleurs, des sorcières et des tarés…
Si Goya vivait encore,
imaginez quels portraits!
Moi, ayant très peu de charisme,
et n’étant pas très futé,
j’ai fait la cour au fascisme,
au tricorne et au bâton.»
Comme le gars ne se taisait pas
et les voisins se plaignaient,
et en plus il chantait aussi faux
qu’un ensemble de cent porcelets,
Silvia, très en colère,
a arrêté la chanson
et l’a emmené tout de suite
au conteneur à ordures.
C’était il y a cinq semaines,
c’est sûr qu’ils l’ont recyclé
et, de cet inutile,
on aura fait de la nourriture pour les chats.
Et, je ne sais pas pourquoi,
mais maintenant il me manque.
Je suis retourné
aux Encants et j’acheté
un singe empaillé
que j’appelle « Majesté ».
Je lui ai accroché quelques galons
et pas mal de médailles.
Mais Sílvia ne le supporte pas :
elle dit que qu’il pue très fort
et qu’il a des mites… « Mais il ne chante pas ! »,
je proteste avec conviction.
Elle répond : « Tu es comme les mouches,
une fois que tu as goûté les excréments,
tu ne veux plus que de la matière obscure…
Je veux dire, de la merde, tu me comprends. »
Elle a raison: le virus des monarques,
je me rends enfin compte,
est un virus des plus réacs
et il a la contagion facile.
En attaquant chaque neurone,
et en changeant le cerveau en soupe,
il fait d’une personne
le vassal le plus lèche-cul.
Que quelqu’un me pique avec un vaccin
libertaire, par pitié,
tant qu’il me reste des miettes
de raison et de dignité!
Que ceux qui passent un mauvais moment,
apprennent bien la leçon:
n’achetez, même pas en solde,
un roi d’occasion!
(*) Els Encants: le très ancien marché de vende à l’encan de Barcelone.

RUDIMENTS D’ANATOMIE

Il y a des culs en forme de poire, il y a des culs en forme de pomme.
Certains sont plus durs qu’un caillou et d’autres sont mous comme du caoutchouc.
Il y a des culs moites, froids, misanthropes et grégaires.
Il y a des culs silencieux, et d’autres qui font toujours des commentaires.
Il y a des culs roses comme des porcelets, certains sont jaunâtres ou verdâtres.
Il y a des culs poilus et pelés, il y a des culs propres et pouilleux.
Il y a des culs timides, audacieux, lisses ou avec quelques crevasses.
Certains portent une fleur et d’autres des traces de merde.
J’ai vu toutes sortes de culs,
il faut juste savoir chercher:
vers la fin de chaque dos
il y en a un à portée de main.
Mais mon cul préféré,
c’est le tien, ma chérie:
une lune qui éblouit,
un phare au milieu de la tempête.
S’il est toujours disponible,
si tu ne l’as pas promis à quelqu’un d’autre,
dis-moi si c’est possible
de me faire une place auprès de lui.
Fais le tour du monde et retourne au Born…(*)
Lui et elle savent ceci:
celui qui fuit la casserole
finit souvent au four.
Il y a des seins insolents, et d’autres qui tombent sur le nombril.
Il y en a avec des mamelons petits et épais, turgescents et en pain d’épice.
Il y a des seins qui ont besoin d’une grue pour les tenir, et il y en a
de la taille d’une orange, qui tiennent juste dans votre main.
Il y a des seins que les soutiens-gorge emprisonnent, et il y a des seins
qui se balancent joyeusement à portée des yeux et des doigts.
Certains seins sont si rechapés qu’ils montrent le bout de l’oreille
mais il y en a qui donnent envie de téter comme un bébé.
J’ai vu des seins de toutes tailles
en voyageant par-ci par-là,
la vie n’est pas assez longue
pour les connaître en détail.
Mais les seins qui me rendent fou
ce sont les tiens, c’est bien simple:
ta figure de proue
est un double Krakatoa;
S’ils sont toujours disponibles,
si tu ne les as pas promis à quelqu’un d’autre,
dis-moi si c’est possible
de me faire une place auprès d’eux.
Fais le tour du monde et retourne au Born…
Lui et elle savent ceci :
celui qui fuit la casserole
finit souvent au four.
Il y a des sexes chauves et avec d’autres tu peux te perdre dans les bois.
Pour plus d’un, le Pape et tout le clergé se damneraient.
Certains ne se visitent pas, d’autres ressemblent à un marché:
ils sont ouverts presque toute la journée et tout le monde y est invité.
Certains font qu’un petit ange se transforme en diable.
Certains vous refusent l’humidité si vous ne portez pas d’imperméable.
Certains vous accueillent gentiment, d’autres cassent des noix,
mais tous font comme le laitier, qui laisse les œufs à la porte.
J’ai vu des sexes très différents,
car le monde en est plein,
et presque les deux tiers
m’ont fait perdre mon souffle.
Mais ta fleur ouverte,
ma chère, c’est toute une autre chose:
un trou noir avec l’obsession
d’absorber toute la matière!
S’il est toujours disponible,
si tu ne l’as pas promis à quelqu’un d’autre,
dis-moi si c’est possible
de me faire une place dans lui.
Fais le tour du monde et retourne au Born…
Lui et elle savent ceci :
celui qui fuit la casserole
finit souvent au four.
(*) Roda el món i torna al Born: Expression populaire catalane qui exprime qu’après avoir
beaucoup voyagé on rentre à la fin chez soi (le Born est un ancien marché de Barcelone).

JE SUIS UN POISSON DE TERRE (NOUVELLE VERSION)

Regarde,
Cuba n’était pas pour mon grand-père
rien qu’un mot à fleur de lèvres,
une image de carte postale.
Regarde,
il ignorait la force
que sécrete l’havanera,
sa mer était la baignoire
et le ventilateur son vent du nord-est. (*)
Regarde,
on dit que les lois de l’hérédité
nous façonnent comme de la boue
mais, en ce qui me concerne,
son effet principal
on me l’a injecté dans le sang…
Je suis un poisson de terre.
Qu’est-ce que tu veux que je fasse
si les fretins sont pour moi des cousins
lointains, lointains…
Il n’y a pas de sel dans mes cheveux,
pas de couleur sur ma peau,
pas un soupçon de sable dans mes mains.
Je sais que ce n’est pas pour en être fier
ni avoir honte:
tout le monde n’est pas pareil,
heureusement…
Mais je pense souvent à la mer
comme l’enfant loin de sa maison,
et j’écume avec mon rêve le bleu marine.
Regarde,
je n’emmerde pas les mouettes (**)
en leur donnant des messages pour des voisines
d’autres rivages, d’outre-mer.
Regarde,
je ne fréquente guère Neptune:
c’est un grand-père grincheux
qui travaille comme chiffonnier
avec les navires qu’il fait couler.
Regarde,
quand j’entends le chant des sirènes
je n’économise pas le coton dans les oreilles:
ça m’angoisse de m’approcher
d’une garce
qui n’a pas d’entrejambe…
Je suis un poisson de terre,
je n’ai pas de pirates,
ni trésors, ni vaisseaux
au-delà de mon enfance,
et, malgré que j’ai beaucoup bu
du vent du nord avec un entonnoir,
je n’ai pas pu me saouler d’océan.
Je sais que ce n’est pas pour en être fier
ni avoir honte:
tout le monde ne fait pas pareil,
ce serait ennuyeux!
Mais je pense souvent à la mer
comme l’enfant loin de sa maison
et mes rêves écument l’horizon.
(*) et (**) Dans ces deux strophes il y a des allusions a deux havaneras très connues en
Catalogne: «El meu avi» (Mon grand-père) et «La gavina» (La mouette).

LE VIEUX TEMPS DE LA JAZZ CAVA

Le vieux temps de la Jazz Cava (*)
c’était le temps de mes quinze ans…
On y arrivait en descendant un escalier qui ne menait à aucun enfer
mais à un petit paradis, chaud comme un cloître maternel.
Quelques voûtes en briques, un bar, une scène, quelques places assises…
un refuge où vous vous sentiez à l’abri des éléments.
Très souvent, vers le soir je descendais ces marches
avec les filles avec qui je faisais le brouillon de mes baisers.
Il n’était pas rare qu’on organisait une jam,
et j’applaudissais les jeunes musiciens, chauffé par une voll-damm. (**)
Le vieux temps de la Jazz Cava
c’était le temps de mes quinze ans,
l’heure de la note bleue,
le temps du rêve et des copains.
Le vieux temps de la Jazz Cava
m’a appris à improviser
tout en sautant d’octave en octave
sur un thème que la vie insistait à chantonner.
J’y découvrais les disques des grands maîtres du be-bop,
du ragtime, du blues et du dixie, et j’y avalais par gorgées
Charlie Parker, John Coltrane, Grapelli, Satchmo, Jacques Loussier,
Billie Holiday, Chet Baker, Stan Getz, Sidney Bechet…
Fasciné et avec les oreilles ouvertes, j’y apprenais, ému,
le difficile équilibre entre le jeu et l’équation,
et j’alternais Round Midnight et les solos de Thelonius Monk
avec des duels entre solistes, de grandes parties de ping-pong.
Le vieux temps de la Jazz Cava…
Les soirs de concert, une épaisse fumée remplissait le repaire
tandis que présentait le concert, comme toujours, Valentí Grau. (***)
J’ai vu là Johnny Griffin, Joan Albert, Gene «Mighty» Flea,
Jordi Sabatés, Joe Newman et bien d’autres que je ne saurais pas vous dire.
Je me souviens encore des breaks d’Adrià Font,
qui étaient après minuit un antidote contre le sommeil,
les doigts du grand Tete Montoliu (****) dansant près de mon nez,
l’orgue Hammond de Lou Bennet, la trompette de Farràs…
Les années ont passé, ou peut-être est-ce moi qui suis passé,
et le projet de quelques fous s’est consolidé.
Maintenant, il y a une nouvelle Cava, beaucoup plus grande et sans fumée,
et c’est déjà une habitude que le jazz remplisse les rues une fois par an.
Mais je peux me souvenir de chaque morceau de ce petit coin-là,
il a mis en couleurs un temps gris qui ne voulait pas foutre le camp.
Là, j’ai attrapé un virus duquel je n’ai jamais guéri,
ce virus résistant qui porte le nom de Liberté.
Le vieux temps de la Jazz Cava…
(*) Terrassa est connue pour son Festival International de Jazz, mais tout a commencé dans les
années 70 dans une petite salle placée dans un souterrain, la première Jazz Cava.
(**) Marque de bière très courante à l’époque.
(***) Le présentateur officiel de tous les concerts pendant des décennies.
(****) Pianiste catalan aveugle, internationalement reconnu.

INTERSECTIONS

Mercè, il n’y en avait pas mille et une,
ce ne furent que cinq nuits.
Pendant cinq nuits la lune nous a espionnés
alors que je caressais tes seins.
Cinq nuits, à écrire une histoire
où chaque seconde peut être éternelle,
ont suffi pour que la mémoire
cuisine des souvenirs pour l’hiver.
On se rencontre pour partager
peut-être quelques années, peut-être quelques heures,
mais on ne va pas au delà de la banlieue
ni moi de toi, ni toi de moi.
Les baisers qui traînent trop
finissent par s’user.
Aimons donc les fugaces
merveilles de l’instant,
et chantons la chanson brève
de notre intersection.
Cristina, tu es le soleil; moi, la pluie.
Toi et moi sommes le jour et la nuit.
Rien qu’à ouvrir la bouche, le ton monte
et le désaccord trouve sa voix.
Ensemble, nous ne pourrions jamais vivre,
mais je suis sûr que plus tard
je me souviendrai de toi avec un sourire:
le temps fait naître des émeraudes du fumier.
Tu peux mouiller un souvenir sec
et le sécher s’il est trop humide.
S’il est obtus, tu peux le rendre aigu
et lui effacer les rides.
A la rose dont on se souvient
tu peux enlever les épines,
quand la Veuve Reposada
devient Carmesina (*),
alors s’épanouit la chanson brève
de notre intersection.
Je ne sais pas ton nom, mais un jour
il me faudra embarquer dans tes yeux,
et sans gouvernail nous ferons notre chemin
jusqu’à ce que nous heurtions les récifs.
Mais ne gâchons pas le printemps
parce que l’automne doit arriver…
Tout est encore possible,
vivons le présent sans crainte.
Un présent qui est déjà le futur
et que nous devrons laisser derrière nous,
mais qui, si on lui jette un petit sort,
retrouvera son goût de cerise.
Que la nostalgie ne puisse te vaincre:
rien ne se perd, rien ne reste.
Tout simplement, entre dans la danse
sans te demander comment et quand
naît et meurt la chanson brève
de notre intersection.
(*) La Viuda (veuve) Reposada (courtisane mûre, laide et méchante) et Carmesina (princesse
jeune, belle et gentille): personnages du roman chevaleresque du XVème siécle de Joanot
Martorell Tirant lo Blanc.

LES CHAUSSETTES BLEUES D’HÉLÈNE

Comme elles me plaisent, les chaussettes bleues d’Hélène…
Ni la mer ni le ciel n’ont d’aussi beaux bleus.
Ils font pleurer le ciel comme une madeleine
tandis que la mer en colère coule quelques navires.
Je sais bien que la chemise jaune d’Ivette est une éclaboussure
de soleil sur des blés dorés…
Je devine les coquelicots qui fleurissent au milieu
de deux collines jumelées.
Il suffit de la regarder pour se pâmer…
Cependant, si je dois être honnête avec vous,
à côté des chaussettes bleues d’Hélène
Ivette n’a rien à faire.
Les chaussettes bleues d’Hélène, ce n’est pas une blague,
sont si dignes qu’elles n’acceptent aucun trou.
Elles font mourir de honte mes chaussettes
si jamais elles n’osent se montrer à leurs côtés.
C’est vrai, les bas noirs de Ruth sont une faucille
qui vous coupe le souffle,
un étui de luxe pour deux jambes pas banales,
une étui brillant et obscène.
Quand je les regarde, mes pensées se déchaînent…
Cependant, si je dois être honnête avec vous,
à côté des chaussettes bleues d’Hélène
Ruth n’a rien à faire.
Les chaussettes bleues d’Hélène sont mon réchaud,
elles sont aussi chaudes qu’un ours en peluche.
Près d’elles, la neige fond.
Contre elles, la grêle n’y peut rien.
Bien sûr, les gants blancs qu’Alba porte quand l’hiver arrive
sont aussi pervers que sorciers.
S’ils se promènent sur ton corps, ils peuvent t’emmener en enfer
avec la force d’un train express.
Elles ont l’attrait du chant des sirènes…
Cependant, si je dois être honnête avec vous,
à côté des chaussettes bleues d’Hélène,
Alba n’a rien à faire.
Comme elles me plaisent, les chaussettes bleues d’Hélène…
Comme elles me plaisent quand je suis au lit avec elle
et elle ne porte que ses chaussettes, et la chaîne
de son corps m’emprisonne toute la nuit.
Mais les chaussettes bleues d’Hélène sans Hélène ne sont
que deux trucs sans âme.
Pour sentir dans mon cœur un sentiment doux et profond
il faut qu’elle les enfile.
Si, avec l’excuse de l’amour, la bêtise
s’est emparée des chansons,
sachez être indulgents quand je vous parle tendrement
d’Hélène, et surtout de ses chaussettes.

LA BANQUE GAGNE

Au fur et à mesure que les profits augmentent, on fout plus de gens à la rue.
Peu importe si vous ne trouvez pas cela logique, ça nous va très bien.
Vous gagnez des salaires de merde en bossant comme des esclaves?
Ne pensez pas à vous plaindre, vous êtes des privilégiés.
Il y en a d’autres avec le bec moins fin qui peuvent vous remplacer.
Vous êtes des prédateurs ou bien vous êtes des proies: c’est ainsi que le Marché
fonctionne .
On sort les syndicats en balade le 1er mai
et le reste de l’année ils viennent nous manger dans la main.
Les retraites? Un truc de pauvres. Être pauvre n’est pas à la mode.
Les vieux pauvres vivent trop longtemps, laissez la roue qui roule
et écrase les moins débrouillards. Pendant que Marx joue à la marelle,
la Banque gagne.
Nous sommes si bons que nous vous laissons croire que vous avez le droit de
choisir,
et nous vous laissons voter pour ceux qui nous obéiront.
Vous pouvez choisir entre la droite et la droite déguisée
en gauche, et avec le fascisme qui guette au coin de la rue.
Et si quelque chose ne va pas, et si vous ne choisissez pas bien,
nous pouvons toujours corriger ça avec l’aide d’un tribunal.
La culture? Nous préférons parler de divertissement.
Si un tertullien crie assez, il n’a pas besoin d’argument.
Nous savons ce que vous faites, ce que vous cherchez, ce que vous achetez,
comment vous occupez vos loisirs…
Vous nous offrez vos données gratos afin que nous fassions des affaires.
Nous n’avons même pas besoin de tirer, et l’oiseau tombe de la branche.
La banque gagne.
Nous chassons les arts et la pensée critique de l’école
et ainsi la langue devient de plus en plus rabougrie.
Les enfants doivent être rentables, pas cultes. Ils sont des futurs
éléments de notre engrenage, les hauteurs ne leur conviennent pas.
Nous avons déjà des centres qui préparent les élites…
L’égalité, dites-vous? Ne nous faites pas rire..
Quand il le faut, nous mettons un masque et on vous déroute
en utilisant des mots vides, même le langage inclusif,
et comme ça rien ne change, et notre psalmodie
vous endort, tandis que nous continuons cramponnés à votre sein.
La Justice? C’est une putain qui ouvre ses jambes et qui nous suce.
La banque gagne.
Nous avons des télés et des journaux, et nous achetons les leaders
politiques, et nous décidons de l’esthétique et des courants.
Maîtres de l’hypocrisie, virtuoses du cynisme,
tout en parlant de démocratie, nous finançons le terrorisme
et, pour implanter un État policier, avec trois sophismes
nous vous faisons chier de peur, et même vous nous remerciez.
Nous vous faisons payer à prix d’or l’eau, l’électricité, et cetera
-nous devons nourrir ceux que nous faisons passer par les portes tournantes…
Nous ne vous laissons que la paille pendant que nous emportons le grain
et nous vous ferons bientôt payer des commissions pour respirer.
Quand nous voulons, le robinet s’ouvre; quand nous voulons, le robinet se ferme.
La banque gagne.
Allez, vous pouvez gagner au loto, avoir cinq minutes de gloire…
Ressemblez nous, suivez notre programme:
On vous dit quoi penser, on vous dit ce qui est impensable,
on vous dit sur quoi cracher, on vous dit ce qui est désirable,
qui est bon et qui est mauvais, quel est le mensonge et quelle est la vérité.
Restez à l’écoute, passons à la publicité.
Vous ne voulez pas être des losers ? Alors achetez, achetez
une nouvelle voiture, le dernier portable… Ne me dites pas que vous ne désirez
pas
un appartement nouveau grand comme une cage à lapin!
Vous pouvez laisser l’hypothèque en héritage à vos enfants.
Et si vous ne pouvez pas le payer, nous serons vos thérapeutes:
nous garderons l’appartement et vous garderez la dette.
Mondialisation ? Bien sur! Mais à notre façon:
les films, la musique… vous consommez tous la même chose,
et vous êtes convaincus que vous voulez ce que nous vous vendons.
Nous créons les besoins, et puis nous les satisfaisons.
Ce n’est pas l’anglais, c’est l’argent, la vraie langue internationale.
La banque gagne.
Il y a des soins de santé pour les pauvres, il y a des soins de santé pour les
riches.
On ne fabrique un remède que s’il doit donner des bénéfices.
Même une pandémie est utile s’il s’agit de gagner plus.
Nous disons si une guerre est juste, nous décidons laquelle ne l’est pas,
et nous vendons des armes à tous les camps, et nous réprimons tout tumulte:
Les Droits de l’Homme sont très utiles pour nous torcher le cul.
Une nouvelle féodalité approche, l’avenir n’est plus ce qu’il était…
et vous ne bougez pas le petit doigt! La révolte ? Une chimère.
Vous êtes des vassaux qui obéissent et envient le seigneur.
Vous êtes des agneaux qui vont tout seuls à l’abattoir.
Vous êtes des noires, des croches… et nous sommes la blanche.
La banque gagne.
Alors que la moitié du monde agonise et l’autre moitié réprime,
tandis que les maffias règnent, tandis que le climat se détruit,
nous vous avons convaincu, et c’est aussi drôle que terrible,
que ce monde de misérables est le seul possible aujourd’hui,
et nous vous divertissons en agitant les couleurs des drapeaux
tandis que notre capital franchit toutes les frontières.
Quand, à force de traire la planète, nous en aurons fait un triste chiffon,
quand cette vieille Terre ira enfin se faire foutre,
nous aurons des billets réservés pour d’autres systèmes solaires,
tout comme hier nous avions les abris nucléaires.
C’est à nous le point d’appui et le contrôle du levier.
Celui que nous voulons est laissé pour compte, celui que nous voulons saute la
clôture,
et celui que nous voulons trébuche. Bref:
La banque gagne.

COMME UNE CHANSON DE JACQUES BREL

Elle sent la pluie et les feuilles mortes,
cette chanson d’automne.
Elle sait passer toutes les portes
et pénètre dans tous les coins.
Elle parle des amours à venir,
des vieux amants, de toi et de moi.
Elle guérit et elle fait mal. C’est du feu et c’est de la glace,
comme une chanson de Jacques Brel.
Elle parle des amis qui sous terre
sont toujours vivants.
Elle crache au visage de la guerre
et veille sur le sommeil des enfants.
Elle a un goût d’alcool, elle a un goût de fumée,
elle a un goût de larmes, mais son parfum
guérit et blesse. C’est du feu et c’est de la glace,
comme une chanson de Jacques Brel.
Les amis et les amours, les baisers, les rires,
le temps les conduit à la mort.
Mais la mort est un feu de paille
quand elle doit affronter la mémoire.
Pas besoin de crier « Ne me quitte pas »,
elle te suit comme un chien ici et là.
Elle guérit et elle fait mal. C’est du feu et c’est de la glace,
comme une chanson de Jacques Brel.

L’ENFER ET LA GLOIRE

Je suis fils de l’Europe judéo-chrétienne:
être libre l’effraie et elle adore ceux qui commandent.
Tu lui dis « hédonisme » et elle fait une grimace de dégoût,
et elle se vautre toujours dans la culpabilité et la punition.
Eh bien, j’ai décidé d’en assumer l’héritage,
et j’ai voulu l’amener à l’excellence.
Si nous venons au monde pour pleurer et souffrir,
il vaut mieux faire ça comme il faut. Regardez-moi bien:
Quand je vais chez le dentiste, je ne veux pas d’anesthésie.
Si j’ai de doux souvenirs, j’ai recours à l’amnésie.
Chaque fois que je me rase, j’essaie de me couper.
Si Alba me fait bander, je baise avec Carme.
J’aime aller dans le métro pour être froissé
par des gens qui ne se douchent pas et qui puent la sueur,
mais je préfère les trains de banlieue:
il y a toujours des accidents, des retards et des pannes.
Quand je vais à une manifestation, je ne prends jamais les jambes à mon cou,
de peur de manquer un bon coup de matraque.
Et j’avoue que depuis que je me souviens,
quand je suis en Enfer, je me sens dans la Gloire.
Quand je me porte bien, je file chez le médecin.
Je suis un collectionneur de pierres au foie. (*)
Si j’ai un poker d’as, je cache les cartes.
Je m’accroupis souvent pour profiter du lumbago.
Je ne bois de l’alcool que pour nourrir la cirrhose.
Je n’embrasse avec la langue que celle qui a de l’halitose.
Et j’aime être vassal d’un État qui m’insulte,
me vole et me maltraite, fasciste et inculte.
Je ne sais pas si je préfère une paire de claques
ou un bon coup de pied dans les couilles,
mais en tout cas, messieurs, depuis que je me souviens,
quand je suis en Enfer, je me sens dans la Gloire.
Mais elle a atterri dans ma vie
Glòria, une fille très patiente
qui dit m’aimer, qui est belle et très tendre,
et voici mon monde qui vacille et qui devient cendres.
Je ne sais pas comment ça s’est passé… Un jour tu n’y penses pas
et soudain tu vois tomber tes défenses.
Je voudrais fuir, mais je n’en suis pas capable,
et je me regarde dans le miroir et me dis: «Mais qu’est-ce que tu fais ?»
Je la veux et je la déteste, elle me répugne, elle me plaît…
J’ai l’impression d’avoir fait une bonne gaffe.
Et au milieu de l’été et au coeur de l’hiver,
quand je suis avec Glòria, je me sens en Enfer !
(*) En Catalan, «posar-se pedres al fetge» (se mettre des pierres dans le foie) signifie se
soucier de tout, s’angoisser souvent sans raison.

JE SUIS DU BUISSON DE ROSEAUX

«Et si quelqu’un me demande:«Quel est l’exemple du roseau?» je vous dirai que le roseau a
une telle force qui, si vous attachez tout le buisson fermement avec une corde, et que vous
voulez tout tirer ensemble, je vous dis que dix hommes, peu importe avec quelle force ils tirent,
ne pourront pas l’arracher, même si d’autres s’y mettaient; et si vous en retirez la corde, un
garçon de huit ans pourra l’arracher roseau après roseau, et il n’en restera pas un seul.»
Ramon Muntaner, Chronique. (*)
Je ne chante pas par valenciennes, (*2)
pour ça je suis nul,
mais je chante pour les valenciennes
qui font battre mon cœur.
Je mange des creïlles, des patates, et des trumfes (*3)
dans la même assiette
et, si je veux chasser les rats,
ça m’est égal un moix ou un gat. (*4)
Pour balayer, une granera, (*5)
le vieux Montgó (*6) pour monter au sommet
et quand mon coeur se serre,
estime, estimo i estim. (*7)
Je vais comme cagalló per sèquia (*8)
et je sais que je dis des dois flagrants, (*9)
mais ce n’est pas une entéléchie
que la langue nous unit comme des frères.
Je suis un valencien du nord
(on me met bien des obstacles),
un roussillonnais du sud
(certains me voudraient muet),
un baléar continental
(on me refuse le pain et le sel)
et de Fraga à l’Alguer (*10)
je marche dans la même rue.
Au pays du « bon dia » (*11)
nous sommes des branches d’un même tronc.
Oh, Muntaner, que puis-je vous dire? (*12)
Je suis du buisson de roseaux!
Je parle la très maltraitée
langue de Raymond Lulle et Fuster, (*13)
de Rodoreda et Moncada,
Foix, Marçal et Verdaguer,
d’Estellés, Costa i Llobera
et Jordi Pere Cerdà,
Caria, Scanu, Piera,
Blai Bonet et Guimerà,
de Pere Quart, Quico Mira,
Guillem d’Efak, Quim Monzó,
Pla, Ovidi, March, Comadira,
Espriu et Clara Simó,
de Maragall, de Vinyoli,
de Salvat, Bartra et Raimon,
de tous ceux qui font une tache d’huile
et qui font tourner mon monde.
Je suis un valencien du nord…
Trois siècles de fort vent d’Ouest,
de robes de juge et d’uniformes,
de pellicules sur la peau et de bouffées
rances de cognac pas cher,
de jacobins (*14), de gonelles,
de blavers (*15) et autres crétins
qui s’entêtent à faire des échardes mortes
des chênes et des pins.
Trois siècles à faire face
à qui a voulu nous séparer.
Trois siècles déjà, et ils n’ont pas encore
pu nous faire plier.
Pour faire notre cuisine
aucun ingrédient ne peut manquer:
le chroniqueur, à Xirivella (*16),
a su nous le faire comprendre!
Je suis un valencien du nord…
(Final):
Je le proclame avec joie,
je suis du buisson de roseaux!
(*) Ramon Muntaner est l’auteur d’une de les quatre grandes Chroniques catalanes médievales,
et un grand défenseur de l’unité de la langue Catalane en Catalogne, le Pays Valencien et les
Baléares.
(*2) Chanter per valencianes: style de chant traditionnel du Pays Valencien.
(*3) Variantes dialectales pour les pommes de terre au Pays Valencien, Catalogne et les
Baléares.
(*4) Moix est le mot dialectal pour gat (chat) dans l ́île de Majorque.
(*5) Granera est l’equivalent d’escombra (balai) dans le Catalan Nord-Occidental (Lleida, etc.)
(*6) le Montgó: montagne du Pays Valencien.
(*7) La 1ère personne du présent d’indicatif d’un verbe comme estimar (aimer) finit en -o en
Catalogne, en -e au Pays Valencien et n’a pas de voyelle finale aux Baléares.
(*8) Aller «comme une crotte par un canal», expression populaire valencienne qui signifie ne
savoir où donner de la tête.
(*9): Dois: bêtises à Majorque.
(*10) Fraga, ville de la frange catalanonophone de l’Aragon, et l’Alguer (Alghero), ville de l’île de
Sardaigne, de langue catalane: les limities occidental et oriental de notre langue.
(*11) Bonjour.
(*12) Què us diria? Effet de style très courant dans la Crònica de Ramon Muntaner, où l’auteur
interpelle plus l’auditeur que le lecteur.
(*13) À partir d’ici, noms d’écrivains en langue catalane anciens et d’aujourd’hui et de tous les
territoires.
(*14) Jacobins, dans le sens de centralistes et ennemis de la diversité.
(*15) On appelle ainsi les minoritaires mais très virulents négateurs de l’unité de la langue
catalane au Pays Valencien (blavers) et aux Baléares (gonelles), avec souvent des rapports
étroits avec le nationalisme espagnol d’extrême-droite.
(*16) La ville valencienne où Muntaner écrivit sa Chronique entre 1325 et 1328.

JE N’AI PAS LE TEMPS DE VIEILLIR

Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je veux faire encore tellement de choses
avant que mon corps et mon cerveau
se fanent comme les roses…
Il faut être jeune pour pouvoir
avoir son doctorat en incertitude,
avoir un pourquoi toujours prêt,
maintenir la flamme allumée
et tourner comme une girouette.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
J’ai dois faire quelques voyages
et je dois remplir encore mon panier
de souvenirs et de mirages,
vivre un autre amour éternel
de ceux qui durent des années ou quelques jours
et qui peuvent te mener en enfer
mais dont tu ne voudrais pas te passer
quand ils s’accrochent à ta peau.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je veux être intrépide, insolent,
céder à n’importe quelle saute d’humeur
et entonner des chants de révolte,
changer le cholestérol
en un shoot d’adrénaline,
lire des livres, faire le con,
échapper à la routine
et m’envoler comme un oiseau.
Je n’ai pas le temps de vieillir
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je veux jouer avec des cartes truquées,
embarquer dans un bateau
vers des terres inconnues,
oublier de faire des projets de futur
et dire des mensonges énormes,
faire des croche-pieds aux pédants
et pisser sur les uniformes.
S’il me faut défendre le château,
je n’ai pas le temps de vieillir.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je sais bien qu’un jour la Parque,
la grande putain du bordel,
me fera monter dans sa barque,
mais je veux lui montrer que je sais
représenter le dernier acte
avec la force du premier
et avec ma jeunesse intacte.
Jusqu’à ce que je tombe de l’affiche,
je n’ai pas le temps de vieillir.

IL Y A UNE PLACE À TERRASSA (NOUVELLE VERSION)

Il y a une place à Terrassa (*)
tendre, folle et décadente,
un place avec beaucoup d’adresse
pour y entasser les gens.
Stratégiquement, elle se met au milieu
d’un beau repaire d’humains
et avec une anarchique fringale
elle gobe les piétons.
Quand le soir étend ses bras
et que le vent emporte le soleil,
un panier de culs et de nez
remplit les bancs et le trottoir,
et un brouillard de mots
et une fumée végétale
ornent les vieilles salles de classe
de l’école buissonnière de l’asphalte.
Un vieux bar
avec de la tachycardie, bombe gentiment
un sang qui jumelle le cognac
avec le pastis
et fabrique des anticorps d’anisette.
Le Priorat (**)
cause avec le rhum et avec un café au lait,
tandis que les serveurs et les clients valsent
le long d’espaces inexistants.
Il y a une place à Terrassa
-je l’ai déjà dit il y a quelques instants-,
une place qui transperce
la raison et les arguments.
Éclaboussée par les yeux des filles
par dessus et sur les côtés,
elle devient un immense bouquet
de couleurs insoupçonnées.
Des blousons endeuillés
se mélangent, insolents,
avec des barbes bouclées
et des poitrines naissantes,
tandis que l’écho d’une cloche
transforme soudain en oiseau
la puissante voix bartrienne (***)
qui nous arrive de la Torre del Palau (****)
Le lendemain,
vous y verrez des grands-parents bavarder peinards
tandis que les expertes en l’art du crochet
regardent d’un oeil
que l’enfant ne tombe pas.
Et tout près
une église pardonne les jurons
prodigués par l’herbe dans la tête
de quelques jeunes folâtres..
Si vous passez par une place
du Vallès Occidental (*****)
et vous voyez que, avec maladresse,
appuyé à un réverbère,
il y a encore la présence
insolente et à l’oeil féroce
de mon adolescence
laissée de côté par le bon sens,
buvez une bière ensemble
et parlez du temps qui s’enfuit,
tirez sur la tristesse
jusqu’à brûler la dernière cartouche.
Et, sans avoir l’air d’y penser,
partagez un rêve en or,
que personne ne trouve gênante
une place intransférable au fond du coeur.
(*) Terrassa: grande ville à une trentaine de kms. de Barcelone.
(**) Vin catalan
(***) Agustí Bartra, poète Catalan qui après des années d’exili en Fraice et au Mexique, s’est
installé à Terrassa jusqu’à sa mort.
(****) La Tour du Palais, vestige d’un ancien château médieval.
(*****) La «comarca» (région catalane) où se trouve Terrassa.

BRIBES DE VIE

Eh bien, je suis né à Madrid et Terrassa m’a adopté.
et l’enfance passe
avant de vous en rendre compte.
Et j’ai vu décoller un certain Carrero Blanco (*),
et quand Franco a crevé
j’étais un adolescent.
J’ai commencé à faire des chansons, je ne sais pas comment ni pourquoi,
en faisant des mots une bougie, et de la musique la mèche.
Nourri du bon et du meilleur, je suis devenu exigeant
-un cordon bleu ne trouve pas sa nourriture au McDonald’s-
et, souhaitant m’adresser à la fois aux cœurs et aux cerveaux,
je suis monté sur scène quand je n’étais qu’un chiot.
Tout en jouant avec les mots, les notes et la rime,
j’ai pratiqué l’escrime
avec la voix comme fleuret.
Peut-être que tout a déjà été dit, mais je cherche la façon
d’allumer le feu
avec ma propre flamme.
Un chanteur a généralement un ego impropre à un monastère:
si vous n’apprenez pas à le contrôler, il gonfle comme un zeppelin.
Dans un enclos avec peu de bouffe et trop de coqs, trop de poules,
J’ai vu des coups de bec, des coups de couteau meurtriers,
et j’ai rencontré de grands artistes qui étaient des gens comme il faut,
mais aussi plus d’un connard aussi sot qu’arrogant.
J’ai toujours été fasciné par l’humour, qui énerve les fanatiques,
les fascistes et les dogmatiques.
Je rejette tous les tabous,
et je n’ai jamais prêché de solutions collectives:
je ne mets pas de clystère
mental à personne.
J’ai vécu des soirs pluvieux et des matins ensoleillés,
J’ai marché sur des roses et sur des couteaux tranchants.
Sédentaire dans l’âme, je n’ai cessé de voyager.
Si je n’ai jamais su me vendre, je ne me suis pas laissé acheter.
J’ai été ignoré, insulté et, encore pire, flatté.
On m’a fait plus d’un croche-pied, je suis tombé et je me suis relevé.
Je me suis toujours su seul, malgré la compagnie,
et je n’ai pas passé un jour
sans penser à la mort:
Être condamné vous oblige à ne pas perdre de temps,
à toujours avoir l’outil prêt
et à fuir le confort.
J’ai écrit des pièces de théâtre et des articles, des romans et des scénarios,
des mots croisés et d’autres choses, mais surtout des chansons.
J’ai toujours nourri mes doutes avec mes gains et mes déceptions,
J’ai appris à ouvrir beaucoup de portes malgré la rouille des années,
et me voilà, brandissant encore l’inutile et l’essentiel:
l’ironie, la beauté, un sourire fraternel.
Je ne suis pas un vieil homme et non plus un jeunot.
Si le temps passe vite,
je joue encore mon va-tout,
et tant qu’il me reste de l’envie et des idées,
je ferai grandir des marées
de sons et de mots.
Certaines personnes me demandent encore : «Que fais-tu à part chanter ?»
ou ce qui est si typique : «Pourquoi écris-tu en Catalan ?
Je ne réponds plus aux idiots : le temps qu’il me reste est compté
et, avant que le rideau ne tombe, je veux en profiter.
J’ai encore beaucoup à écrire, beaucoup à dire, beaucoup à lire,
Je veux qu’on me séduise encore et, si c’est possible, séduire.
Quand je m’en irai, je vous laisserai quelques mélodies
et quelques vers pour la route.
Bref, rien d’important:
quelques bribes de vie, quelques simples empreintes de pas
que le vent et les vagues
finiront par effacer.
(*) Militaire franquiste, probable successeur de Franco qui a sauté dans les airs, avec sa
voiture, lors d’un attentat en 1973.