INTERSECTIONS
Mercè, il n’y en avait pas mille et une,
ce ne furent que cinq nuits.
Pendant cinq nuits la lune nous a espionnés
alors que je caressais tes seins.
Cinq nuits, à écrire une histoire
où chaque seconde peut être éternelle,
ont suffi pour que la mémoire
cuisine des souvenirs pour l’hiver.
On se rencontre pour partager
peut-être quelques années, peut-être quelques heures,
mais on ne va pas au delà de la banlieue
ni moi de toi, ni toi de moi.
Les baisers qui traînent trop
finissent par s’user.
Aimons donc les fugaces
merveilles de l’instant,
et chantons la chanson brève
de notre intersection.
Cristina, tu es le soleil; moi, la pluie.
Toi et moi sommes le jour et la nuit.
Rien qu’à ouvrir la bouche, le ton monte
et le désaccord trouve sa voix.
Ensemble, nous ne pourrions jamais vivre,
mais je suis sûr que plus tard
je me souviendrai de toi avec un sourire:
le temps fait naître des émeraudes du fumier.
Tu peux mouiller un souvenir sec
et le sécher s’il est trop humide.
S’il est obtus, tu peux le rendre aigu
et lui effacer les rides.
A la rose dont on se souvient
tu peux enlever les épines,
quand la Veuve Reposada
devient Carmesina (*),
alors s’épanouit la chanson brève
de notre intersection.
Je ne sais pas ton nom, mais un jour
il me faudra embarquer dans tes yeux,
et sans gouvernail nous ferons notre chemin
jusqu’à ce que nous heurtions les récifs.
Mais ne gâchons pas le printemps
parce que l’automne doit arriver…
Tout est encore possible,
vivons le présent sans crainte.
Un présent qui est déjà le futur
et que nous devrons laisser derrière nous,
mais qui, si on lui jette un petit sort,
retrouvera son goût de cerise.
Que la nostalgie ne puisse te vaincre:
rien ne se perd, rien ne reste.
Tout simplement, entre dans la danse
sans te demander comment et quand
naît et meurt la chanson brève
de notre intersection.
(*) La Viuda (veuve) Reposada (courtisane mûre, laide et méchante) et Carmesina (princesse
jeune, belle et gentille): personnages du roman chevaleresque du XVème siécle de Joanot
Martorell Tirant lo Blanc.
LES CHAUSSETTES BLEUES D’HÉLÈNE
Comme elles me plaisent, les chaussettes bleues d’Hélène…
Ni la mer ni le ciel n’ont d’aussi beaux bleus.
Ils font pleurer le ciel comme une madeleine
tandis que la mer en colère coule quelques navires.
Je sais bien que la chemise jaune d’Ivette est une éclaboussure
de soleil sur des blés dorés…
Je devine les coquelicots qui fleurissent au milieu
de deux collines jumelées.
Il suffit de la regarder pour se pâmer…
Cependant, si je dois être honnête avec vous,
à côté des chaussettes bleues d’Hélène
Ivette n’a rien à faire.
Les chaussettes bleues d’Hélène, ce n’est pas une blague,
sont si dignes qu’elles n’acceptent aucun trou.
Elles font mourir de honte mes chaussettes
si jamais elles n’osent se montrer à leurs côtés.
C’est vrai, les bas noirs de Ruth sont une faucille
qui vous coupe le souffle,
un étui de luxe pour deux jambes pas banales,
une étui brillant et obscène.
Quand je les regarde, mes pensées se déchaînent…
Cependant, si je dois être honnête avec vous,
à côté des chaussettes bleues d’Hélène
Ruth n’a rien à faire.
Les chaussettes bleues d’Hélène sont mon réchaud,
elles sont aussi chaudes qu’un ours en peluche.
Près d’elles, la neige fond.
Contre elles, la grêle n’y peut rien.
Bien sûr, les gants blancs qu’Alba porte quand l’hiver arrive
sont aussi pervers que sorciers.
S’ils se promènent sur ton corps, ils peuvent t’emmener en enfer
avec la force d’un train express.
Elles ont l’attrait du chant des sirènes…
Cependant, si je dois être honnête avec vous,
à côté des chaussettes bleues d’Hélène,
Alba n’a rien à faire.
Comme elles me plaisent, les chaussettes bleues d’Hélène…
Comme elles me plaisent quand je suis au lit avec elle
et elle ne porte que ses chaussettes, et la chaîne
de son corps m’emprisonne toute la nuit.
Mais les chaussettes bleues d’Hélène sans Hélène ne sont
que deux trucs sans âme.
Pour sentir dans mon cœur un sentiment doux et profond
il faut qu’elle les enfile.
Si, avec l’excuse de l’amour, la bêtise
s’est emparée des chansons,
sachez être indulgents quand je vous parle tendrement
d’Hélène, et surtout de ses chaussettes.
LA BANQUE GAGNE
Au fur et à mesure que les profits augmentent, on fout plus de gens à la rue.
Peu importe si vous ne trouvez pas cela logique, ça nous va très bien.
Vous gagnez des salaires de merde en bossant comme des esclaves?
Ne pensez pas à vous plaindre, vous êtes des privilégiés.
Il y en a d’autres avec le bec moins fin qui peuvent vous remplacer.
Vous êtes des prédateurs ou bien vous êtes des proies: c’est ainsi que le Marché
fonctionne .
On sort les syndicats en balade le 1er mai
et le reste de l’année ils viennent nous manger dans la main.
Les retraites? Un truc de pauvres. Être pauvre n’est pas à la mode.
Les vieux pauvres vivent trop longtemps, laissez la roue qui roule
et écrase les moins débrouillards. Pendant que Marx joue à la marelle,
la Banque gagne.
Nous sommes si bons que nous vous laissons croire que vous avez le droit de
choisir,
et nous vous laissons voter pour ceux qui nous obéiront.
Vous pouvez choisir entre la droite et la droite déguisée
en gauche, et avec le fascisme qui guette au coin de la rue.
Et si quelque chose ne va pas, et si vous ne choisissez pas bien,
nous pouvons toujours corriger ça avec l’aide d’un tribunal.
La culture? Nous préférons parler de divertissement.
Si un tertullien crie assez, il n’a pas besoin d’argument.
Nous savons ce que vous faites, ce que vous cherchez, ce que vous achetez,
comment vous occupez vos loisirs…
Vous nous offrez vos données gratos afin que nous fassions des affaires.
Nous n’avons même pas besoin de tirer, et l’oiseau tombe de la branche.
La banque gagne.
Nous chassons les arts et la pensée critique de l’école
et ainsi la langue devient de plus en plus rabougrie.
Les enfants doivent être rentables, pas cultes. Ils sont des futurs
éléments de notre engrenage, les hauteurs ne leur conviennent pas.
Nous avons déjà des centres qui préparent les élites…
L’égalité, dites-vous? Ne nous faites pas rire..
Quand il le faut, nous mettons un masque et on vous déroute
en utilisant des mots vides, même le langage inclusif,
et comme ça rien ne change, et notre psalmodie
vous endort, tandis que nous continuons cramponnés à votre sein.
La Justice? C’est une putain qui ouvre ses jambes et qui nous suce.
La banque gagne.
Nous avons des télés et des journaux, et nous achetons les leaders
politiques, et nous décidons de l’esthétique et des courants.
Maîtres de l’hypocrisie, virtuoses du cynisme,
tout en parlant de démocratie, nous finançons le terrorisme
et, pour implanter un État policier, avec trois sophismes
nous vous faisons chier de peur, et même vous nous remerciez.
Nous vous faisons payer à prix d’or l’eau, l’électricité, et cetera
-nous devons nourrir ceux que nous faisons passer par les portes tournantes…
Nous ne vous laissons que la paille pendant que nous emportons le grain
et nous vous ferons bientôt payer des commissions pour respirer.
Quand nous voulons, le robinet s’ouvre; quand nous voulons, le robinet se ferme.
La banque gagne.
Allez, vous pouvez gagner au loto, avoir cinq minutes de gloire…
Ressemblez nous, suivez notre programme:
On vous dit quoi penser, on vous dit ce qui est impensable,
on vous dit sur quoi cracher, on vous dit ce qui est désirable,
qui est bon et qui est mauvais, quel est le mensonge et quelle est la vérité.
Restez à l’écoute, passons à la publicité.
Vous ne voulez pas être des losers ? Alors achetez, achetez
une nouvelle voiture, le dernier portable… Ne me dites pas que vous ne désirez
pas
un appartement nouveau grand comme une cage à lapin!
Vous pouvez laisser l’hypothèque en héritage à vos enfants.
Et si vous ne pouvez pas le payer, nous serons vos thérapeutes:
nous garderons l’appartement et vous garderez la dette.
Mondialisation ? Bien sur! Mais à notre façon:
les films, la musique… vous consommez tous la même chose,
et vous êtes convaincus que vous voulez ce que nous vous vendons.
Nous créons les besoins, et puis nous les satisfaisons.
Ce n’est pas l’anglais, c’est l’argent, la vraie langue internationale.
La banque gagne.
Il y a des soins de santé pour les pauvres, il y a des soins de santé pour les
riches.
On ne fabrique un remède que s’il doit donner des bénéfices.
Même une pandémie est utile s’il s’agit de gagner plus.
Nous disons si une guerre est juste, nous décidons laquelle ne l’est pas,
et nous vendons des armes à tous les camps, et nous réprimons tout tumulte:
Les Droits de l’Homme sont très utiles pour nous torcher le cul.
Une nouvelle féodalité approche, l’avenir n’est plus ce qu’il était…
et vous ne bougez pas le petit doigt! La révolte ? Une chimère.
Vous êtes des vassaux qui obéissent et envient le seigneur.
Vous êtes des agneaux qui vont tout seuls à l’abattoir.
Vous êtes des noires, des croches… et nous sommes la blanche.
La banque gagne.
Alors que la moitié du monde agonise et l’autre moitié réprime,
tandis que les maffias règnent, tandis que le climat se détruit,
nous vous avons convaincu, et c’est aussi drôle que terrible,
que ce monde de misérables est le seul possible aujourd’hui,
et nous vous divertissons en agitant les couleurs des drapeaux
tandis que notre capital franchit toutes les frontières.
Quand, à force de traire la planète, nous en aurons fait un triste chiffon,
quand cette vieille Terre ira enfin se faire foutre,
nous aurons des billets réservés pour d’autres systèmes solaires,
tout comme hier nous avions les abris nucléaires.
C’est à nous le point d’appui et le contrôle du levier.
Celui que nous voulons est laissé pour compte, celui que nous voulons saute la
clôture,
et celui que nous voulons trébuche. Bref:
La banque gagne.
COMME UNE CHANSON DE JACQUES BREL
Elle sent la pluie et les feuilles mortes,
cette chanson d’automne.
Elle sait passer toutes les portes
et pénètre dans tous les coins.
Elle parle des amours à venir,
des vieux amants, de toi et de moi.
Elle guérit et elle fait mal. C’est du feu et c’est de la glace,
comme une chanson de Jacques Brel.
Elle parle des amis qui sous terre
sont toujours vivants.
Elle crache au visage de la guerre
et veille sur le sommeil des enfants.
Elle a un goût d’alcool, elle a un goût de fumée,
elle a un goût de larmes, mais son parfum
guérit et blesse. C’est du feu et c’est de la glace,
comme une chanson de Jacques Brel.
Les amis et les amours, les baisers, les rires,
le temps les conduit à la mort.
Mais la mort est un feu de paille
quand elle doit affronter la mémoire.
Pas besoin de crier « Ne me quitte pas »,
elle te suit comme un chien ici et là.
Elle guérit et elle fait mal. C’est du feu et c’est de la glace,
comme une chanson de Jacques Brel.
L’ENFER ET LA GLOIRE
Je suis fils de l’Europe judéo-chrétienne:
être libre l’effraie et elle adore ceux qui commandent.
Tu lui dis « hédonisme » et elle fait une grimace de dégoût,
et elle se vautre toujours dans la culpabilité et la punition.
Eh bien, j’ai décidé d’en assumer l’héritage,
et j’ai voulu l’amener à l’excellence.
Si nous venons au monde pour pleurer et souffrir,
il vaut mieux faire ça comme il faut. Regardez-moi bien:
Quand je vais chez le dentiste, je ne veux pas d’anesthésie.
Si j’ai de doux souvenirs, j’ai recours à l’amnésie.
Chaque fois que je me rase, j’essaie de me couper.
Si Alba me fait bander, je baise avec Carme.
J’aime aller dans le métro pour être froissé
par des gens qui ne se douchent pas et qui puent la sueur,
mais je préfère les trains de banlieue:
il y a toujours des accidents, des retards et des pannes.
Quand je vais à une manifestation, je ne prends jamais les jambes à mon cou,
de peur de manquer un bon coup de matraque.
Et j’avoue que depuis que je me souviens,
quand je suis en Enfer, je me sens dans la Gloire.
Quand je me porte bien, je file chez le médecin.
Je suis un collectionneur de pierres au foie. (*)
Si j’ai un poker d’as, je cache les cartes.
Je m’accroupis souvent pour profiter du lumbago.
Je ne bois de l’alcool que pour nourrir la cirrhose.
Je n’embrasse avec la langue que celle qui a de l’halitose.
Et j’aime être vassal d’un État qui m’insulte,
me vole et me maltraite, fasciste et inculte.
Je ne sais pas si je préfère une paire de claques
ou un bon coup de pied dans les couilles,
mais en tout cas, messieurs, depuis que je me souviens,
quand je suis en Enfer, je me sens dans la Gloire.
Mais elle a atterri dans ma vie
Glòria, une fille très patiente
qui dit m’aimer, qui est belle et très tendre,
et voici mon monde qui vacille et qui devient cendres.
Je ne sais pas comment ça s’est passé… Un jour tu n’y penses pas
et soudain tu vois tomber tes défenses.
Je voudrais fuir, mais je n’en suis pas capable,
et je me regarde dans le miroir et me dis: «Mais qu’est-ce que tu fais ?»
Je la veux et je la déteste, elle me répugne, elle me plaît…
J’ai l’impression d’avoir fait une bonne gaffe.
Et au milieu de l’été et au coeur de l’hiver,
quand je suis avec Glòria, je me sens en Enfer !
(*) En Catalan, «posar-se pedres al fetge» (se mettre des pierres dans le foie) signifie se
soucier de tout, s’angoisser souvent sans raison.
JE SUIS DU BUISSON DE ROSEAUX
«Et si quelqu’un me demande:«Quel est l’exemple du roseau?» je vous dirai que le roseau a
une telle force qui, si vous attachez tout le buisson fermement avec une corde, et que vous
voulez tout tirer ensemble, je vous dis que dix hommes, peu importe avec quelle force ils tirent,
ne pourront pas l’arracher, même si d’autres s’y mettaient; et si vous en retirez la corde, un
garçon de huit ans pourra l’arracher roseau après roseau, et il n’en restera pas un seul.»
Ramon Muntaner, Chronique. (*)
Je ne chante pas par valenciennes, (*2)
pour ça je suis nul,
mais je chante pour les valenciennes
qui font battre mon cœur.
Je mange des creïlles, des patates, et des trumfes (*3)
dans la même assiette
et, si je veux chasser les rats,
ça m’est égal un moix ou un gat. (*4)
Pour balayer, une granera, (*5)
le vieux Montgó (*6) pour monter au sommet
et quand mon coeur se serre,
estime, estimo i estim. (*7)
Je vais comme cagalló per sèquia (*8)
et je sais que je dis des dois flagrants, (*9)
mais ce n’est pas une entéléchie
que la langue nous unit comme des frères.
Je suis un valencien du nord
(on me met bien des obstacles),
un roussillonnais du sud
(certains me voudraient muet),
un baléar continental
(on me refuse le pain et le sel)
et de Fraga à l’Alguer (*10)
je marche dans la même rue.
Au pays du « bon dia » (*11)
nous sommes des branches d’un même tronc.
Oh, Muntaner, que puis-je vous dire? (*12)
Je suis du buisson de roseaux!
Je parle la très maltraitée
langue de Raymond Lulle et Fuster, (*13)
de Rodoreda et Moncada,
Foix, Marçal et Verdaguer,
d’Estellés, Costa i Llobera
et Jordi Pere Cerdà,
Caria, Scanu, Piera,
Blai Bonet et Guimerà,
de Pere Quart, Quico Mira,
Guillem d’Efak, Quim Monzó,
Pla, Ovidi, March, Comadira,
Espriu et Clara Simó,
de Maragall, de Vinyoli,
de Salvat, Bartra et Raimon,
de tous ceux qui font une tache d’huile
et qui font tourner mon monde.
Je suis un valencien du nord…
Trois siècles de fort vent d’Ouest,
de robes de juge et d’uniformes,
de pellicules sur la peau et de bouffées
rances de cognac pas cher,
de jacobins (*14), de gonelles,
de blavers (*15) et autres crétins
qui s’entêtent à faire des échardes mortes
des chênes et des pins.
Trois siècles à faire face
à qui a voulu nous séparer.
Trois siècles déjà, et ils n’ont pas encore
pu nous faire plier.
Pour faire notre cuisine
aucun ingrédient ne peut manquer:
le chroniqueur, à Xirivella (*16),
a su nous le faire comprendre!
Je suis un valencien du nord…
(Final):
Je le proclame avec joie,
je suis du buisson de roseaux!
(*) Ramon Muntaner est l’auteur d’une de les quatre grandes Chroniques catalanes médievales,
et un grand défenseur de l’unité de la langue Catalane en Catalogne, le Pays Valencien et les
Baléares.
(*2) Chanter per valencianes: style de chant traditionnel du Pays Valencien.
(*3) Variantes dialectales pour les pommes de terre au Pays Valencien, Catalogne et les
Baléares.
(*4) Moix est le mot dialectal pour gat (chat) dans l ́île de Majorque.
(*5) Granera est l’equivalent d’escombra (balai) dans le Catalan Nord-Occidental (Lleida, etc.)
(*6) le Montgó: montagne du Pays Valencien.
(*7) La 1ère personne du présent d’indicatif d’un verbe comme estimar (aimer) finit en -o en
Catalogne, en -e au Pays Valencien et n’a pas de voyelle finale aux Baléares.
(*8) Aller «comme une crotte par un canal», expression populaire valencienne qui signifie ne
savoir où donner de la tête.
(*9): Dois: bêtises à Majorque.
(*10) Fraga, ville de la frange catalanonophone de l’Aragon, et l’Alguer (Alghero), ville de l’île de
Sardaigne, de langue catalane: les limities occidental et oriental de notre langue.
(*11) Bonjour.
(*12) Què us diria? Effet de style très courant dans la Crònica de Ramon Muntaner, où l’auteur
interpelle plus l’auditeur que le lecteur.
(*13) À partir d’ici, noms d’écrivains en langue catalane anciens et d’aujourd’hui et de tous les
territoires.
(*14) Jacobins, dans le sens de centralistes et ennemis de la diversité.
(*15) On appelle ainsi les minoritaires mais très virulents négateurs de l’unité de la langue
catalane au Pays Valencien (blavers) et aux Baléares (gonelles), avec souvent des rapports
étroits avec le nationalisme espagnol d’extrême-droite.
(*16) La ville valencienne où Muntaner écrivit sa Chronique entre 1325 et 1328.
JE N’AI PAS LE TEMPS DE VIEILLIR
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je veux faire encore tellement de choses
avant que mon corps et mon cerveau
se fanent comme les roses…
Il faut être jeune pour pouvoir
avoir son doctorat en incertitude,
avoir un pourquoi toujours prêt,
maintenir la flamme allumée
et tourner comme une girouette.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
J’ai dois faire quelques voyages
et je dois remplir encore mon panier
de souvenirs et de mirages,
vivre un autre amour éternel
de ceux qui durent des années ou quelques jours
et qui peuvent te mener en enfer
mais dont tu ne voudrais pas te passer
quand ils s’accrochent à ta peau.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je veux être intrépide, insolent,
céder à n’importe quelle saute d’humeur
et entonner des chants de révolte,
changer le cholestérol
en un shoot d’adrénaline,
lire des livres, faire le con,
échapper à la routine
et m’envoler comme un oiseau.
Je n’ai pas le temps de vieillir
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je veux jouer avec des cartes truquées,
embarquer dans un bateau
vers des terres inconnues,
oublier de faire des projets de futur
et dire des mensonges énormes,
faire des croche-pieds aux pédants
et pisser sur les uniformes.
S’il me faut défendre le château,
je n’ai pas le temps de vieillir.
Je n’ai pas le temps de vieillir.
Je sais bien qu’un jour la Parque,
la grande putain du bordel,
me fera monter dans sa barque,
mais je veux lui montrer que je sais
représenter le dernier acte
avec la force du premier
et avec ma jeunesse intacte.
Jusqu’à ce que je tombe de l’affiche,
je n’ai pas le temps de vieillir.
IL Y A UNE PLACE À TERRASSA (NOUVELLE VERSION)
Il y a une place à Terrassa (*)
tendre, folle et décadente,
un place avec beaucoup d’adresse
pour y entasser les gens.
Stratégiquement, elle se met au milieu
d’un beau repaire d’humains
et avec une anarchique fringale
elle gobe les piétons.
Quand le soir étend ses bras
et que le vent emporte le soleil,
un panier de culs et de nez
remplit les bancs et le trottoir,
et un brouillard de mots
et une fumée végétale
ornent les vieilles salles de classe
de l’école buissonnière de l’asphalte.
Un vieux bar
avec de la tachycardie, bombe gentiment
un sang qui jumelle le cognac
avec le pastis
et fabrique des anticorps d’anisette.
Le Priorat (**)
cause avec le rhum et avec un café au lait,
tandis que les serveurs et les clients valsent
le long d’espaces inexistants.
Il y a une place à Terrassa
-je l’ai déjà dit il y a quelques instants-,
une place qui transperce
la raison et les arguments.
Éclaboussée par les yeux des filles
par dessus et sur les côtés,
elle devient un immense bouquet
de couleurs insoupçonnées.
Des blousons endeuillés
se mélangent, insolents,
avec des barbes bouclées
et des poitrines naissantes,
tandis que l’écho d’une cloche
transforme soudain en oiseau
la puissante voix bartrienne (***)
qui nous arrive de la Torre del Palau (****)
Le lendemain,
vous y verrez des grands-parents bavarder peinards
tandis que les expertes en l’art du crochet
regardent d’un oeil
que l’enfant ne tombe pas.
Et tout près
une église pardonne les jurons
prodigués par l’herbe dans la tête
de quelques jeunes folâtres..
Si vous passez par une place
du Vallès Occidental (*****)
et vous voyez que, avec maladresse,
appuyé à un réverbère,
il y a encore la présence
insolente et à l’oeil féroce
de mon adolescence
laissée de côté par le bon sens,
buvez une bière ensemble
et parlez du temps qui s’enfuit,
tirez sur la tristesse
jusqu’à brûler la dernière cartouche.
Et, sans avoir l’air d’y penser,
partagez un rêve en or,
que personne ne trouve gênante
une place intransférable au fond du coeur.
(*) Terrassa: grande ville à une trentaine de kms. de Barcelone.
(**) Vin catalan
(***) Agustí Bartra, poète Catalan qui après des années d’exili en Fraice et au Mexique, s’est
installé à Terrassa jusqu’à sa mort.
(****) La Tour du Palais, vestige d’un ancien château médieval.
(*****) La «comarca» (région catalane) où se trouve Terrassa.
BRIBES DE VIE
Eh bien, je suis né à Madrid et Terrassa m’a adopté.
et l’enfance passe
avant de vous en rendre compte.
Et j’ai vu décoller un certain Carrero Blanco (*),
et quand Franco a crevé
j’étais un adolescent.
J’ai commencé à faire des chansons, je ne sais pas comment ni pourquoi,
en faisant des mots une bougie, et de la musique la mèche.
Nourri du bon et du meilleur, je suis devenu exigeant
-un cordon bleu ne trouve pas sa nourriture au McDonald’s-
et, souhaitant m’adresser à la fois aux cœurs et aux cerveaux,
je suis monté sur scène quand je n’étais qu’un chiot.
Tout en jouant avec les mots, les notes et la rime,
j’ai pratiqué l’escrime
avec la voix comme fleuret.
Peut-être que tout a déjà été dit, mais je cherche la façon
d’allumer le feu
avec ma propre flamme.
Un chanteur a généralement un ego impropre à un monastère:
si vous n’apprenez pas à le contrôler, il gonfle comme un zeppelin.
Dans un enclos avec peu de bouffe et trop de coqs, trop de poules,
J’ai vu des coups de bec, des coups de couteau meurtriers,
et j’ai rencontré de grands artistes qui étaient des gens comme il faut,
mais aussi plus d’un connard aussi sot qu’arrogant.
J’ai toujours été fasciné par l’humour, qui énerve les fanatiques,
les fascistes et les dogmatiques.
Je rejette tous les tabous,
et je n’ai jamais prêché de solutions collectives:
je ne mets pas de clystère
mental à personne.
J’ai vécu des soirs pluvieux et des matins ensoleillés,
J’ai marché sur des roses et sur des couteaux tranchants.
Sédentaire dans l’âme, je n’ai cessé de voyager.
Si je n’ai jamais su me vendre, je ne me suis pas laissé acheter.
J’ai été ignoré, insulté et, encore pire, flatté.
On m’a fait plus d’un croche-pied, je suis tombé et je me suis relevé.
Je me suis toujours su seul, malgré la compagnie,
et je n’ai pas passé un jour
sans penser à la mort:
Être condamné vous oblige à ne pas perdre de temps,
à toujours avoir l’outil prêt
et à fuir le confort.
J’ai écrit des pièces de théâtre et des articles, des romans et des scénarios,
des mots croisés et d’autres choses, mais surtout des chansons.
J’ai toujours nourri mes doutes avec mes gains et mes déceptions,
J’ai appris à ouvrir beaucoup de portes malgré la rouille des années,
et me voilà, brandissant encore l’inutile et l’essentiel:
l’ironie, la beauté, un sourire fraternel.
Je ne suis pas un vieil homme et non plus un jeunot.
Si le temps passe vite,
je joue encore mon va-tout,
et tant qu’il me reste de l’envie et des idées,
je ferai grandir des marées
de sons et de mots.
Certaines personnes me demandent encore : «Que fais-tu à part chanter ?»
ou ce qui est si typique : «Pourquoi écris-tu en Catalan ?
Je ne réponds plus aux idiots : le temps qu’il me reste est compté
et, avant que le rideau ne tombe, je veux en profiter.
J’ai encore beaucoup à écrire, beaucoup à dire, beaucoup à lire,
Je veux qu’on me séduise encore et, si c’est possible, séduire.
Quand je m’en irai, je vous laisserai quelques mélodies
et quelques vers pour la route.
Bref, rien d’important:
quelques bribes de vie, quelques simples empreintes de pas
que le vent et les vagues
finiront par effacer.
(*) Militaire franquiste, probable successeur de Franco qui a sauté dans les airs, avec sa
voiture, lors d’un attentat en 1973.